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Et la carotte, elle souffre ?



Être végétarien ou végane implique souvent de se faire troller pour rien. Je ne parle pas des militants, mais de la majorité silencieuse qui a simplement modifié ses habitudes alimentaires sans pour autant faire la morale aux autres, et qui se voit pourtant jeter à la figure, par des gens à qui elle n’a rien demandé, des tas d’arguments fallacieux censés lui démontrer que ses choix sont erronés.


J’avais déjà abordé il y a longtemps l’argument de « c’est pas naturel ». Un ami a récemment eu la gentillesse de rappeler à ma mémoire l’argument des plantes qui souffrent. Autrement dit, puisque les plantes souffrent aussi, à quoi bon ne pas manger les animaux ? Cela pourrait être pertinent s’il était établi que les plantes souffrent, mais est-ce le cas ? Nous n’avons qu’un seul et unique moyen de le savoir : la recherche scientifique. Si vous pensez que ce genre de trucs peut être déterminé par vos « intuitions », les « énergies » que vous pensez percevoir ou la « sagesse » des peuples aborigènes qui prêtaient une âme à tout même aux cailloux, vous pouvez passer votre chemin. Je vais en effet laisser tout ça de côté parce qu’à titre personnel, je ne vois malheureusement pas comment ces éléments me permettraient de déterminer si une chose est vraie ou non.


Je voudrais aussi préciser dès le début que cet article n’a pas pour objectif de vous dicter ce que vous devez faire, ou manger. Cet article se propose de répondre à la question de savoir si les plantes souffrent ou non, pas de dicter le comportement qui devrait découler de cette observation. La loi de Hume affirme, en termes simples, qu’on ne peut pas déduire ce qu’il faut vouloir à partir de ce qui est. J’y reviendrai plus bas.


Donc, la carotte souffre-t-elle ? Réponse courte : non. Dans l’état actuel de nos connaissances sur les mécanismes de la douleur physique et de la souffrance émotionnelle et psychologique, et dans l’état actuel de nos connaissances sur la physiologie des plantes, nous n’avons aucune raison de le penser.


On comprend très bien le fonctionnement de la douleur chez les animaux (nous compris), qui implique la présence de nocicepteurs et d’un système nerveux, ainsi que l’existence d’une expérience subjective du réel. Cette dernière, également indispensable au phénomène des souffrances émotionnelles et psychologiques, nécessite la présence d’un cerveau, fut-il différent du nôtre comme c’est le cas chez les invertébrés. On peut évidemment invoquer l’existence d’une âme immatérielle mais, là encore, on va mettre de côté tout ce qui relève de la croyance invérifiable pour se concentrer sur la connaissance. En d’autres termes, il est impossible de souffrir sans les organes qui génèrent les sensations de souffrance ou de stress, et qui permettent d’éprouver le phénomène de la conscience.


Les végétaux et les champignons sont dépourvus de nocicepteurs, de système nerveux et de cerveau. Il n’y a aucune raison de penser qu’ils ont une expérience subjective du réel. En des termes qu’un enfant pourrait comprendre, c’est quelque chose que « d’être » un humain ou un autre animal, mais on ne peut pas davantage « être » une carotte ou un arbre qu’« être » un stylo ou une chaise.


On peut légitimement se demander ce qu’il en est des invertébrés comme les vers, les mollusques, les insectes, les crustacés ou les arachnides. C’est un sujet de recherche très actif. Si vous interrogez Google, vous trouverez des tas d’études qui mènent à des tas de conclusions différentes et généralement prudentes. La question semble relativement tranchée pour les céphalopodes, qui sont plus proches des vertébrés sur le plan physiologique. Pour les autres, c’est plus compliqué parce qu’ils sont vraiment très différents de nous. Il apparaît quand même que, s’ils ne ressentent peut-être pas tous la douleur physique au sens où nous l’entendons, c’est probablement le cas pour au moins certains d’entre eux, et qu’ils sont sans doute capables de ressentir quelque chose qui s’apparente au stress, et donc vraisemblablement d’avoir une expérience subjective du monde.


En ce qui concerne les vertébrés, nous n’avons plus aucun doute : ils sont peut-être moins intelligents que nous, mais ils ressentent les mêmes sensations de douleur, de peur et d’angoisse que nous. Les mêmes.


Mais revenons aux plantes et aux champignons. Une grande source de confusion dans le public est que la science a découvert qu’ils sont capables de réagir à des stimuli extérieurs, de communiquer entre eux, de développer des mécanismes de défense face aux prédateurs, voire de transformer des fourmis en zombies (tu savais pas ?). Les médias ont largement rapporté ces découvertes et tant mieux, car c’est passionnant. En déduire qu’on a affaire à des êtres conscients, par contre, ce n’est rien moins qu’un travail de tâcheron de la part de journalistes peu formés à la vulgarisation scientifique.


Comme les partisans de la plante consciente sont souvent les mêmes qui nous expliquent qu’aucune intelligence artificielle ne deviendra jamais consciente, je vais faire appel à une analogie informatique. Un ordinateur ou un programme sont capables de réagir à des stimuli extérieurs, de communiquer avec d’autres ordinateurs ou programmes, de développer des mécanismes de défense face à un agresseur externe comme un virus informatique, ou même de transformer une fourmi en zombie (on a réussi à « hacker » le système nerveux d’insectes pour leur faire faire ce qu’on veut à distance, ce processus peut donc être automatisé mais, si ça vous chante, vous pouvez aussi le faire par télépathie). Pourtant, personne ne viendra soutenir que mon PC ressent de la douleur et de l’angoisse quand j’écris des articles de blog longs et chiants comme celui-ci. Personne n’affirmera non plus que, parce que l’appli Shazam est capable d’entendre une chanson et de la reconnaître, Shazam est capable de souffrir à l’écoute d’un bruit anxiogène tel qu’un concert des Enfoirés. On voit donc bien ici le malentendu entre ces découvertes sur les végétaux et les champignons, ce qu’elles impliquent réellement et ce que le grand public a tendance à croire qu’elles impliquent.


On m’oppose parfois aussi que « dans l’état actuel de nos connaissances » signifie qu’on peut un jour découvrir qu’il existe une conscience des plantes, dont les mécanismes seraient totalement différents de ceux de la conscience des animaux. C’est vrai. Ça semble aujourd’hui improbable, mais ce n’est pas impossible et la science continue de se pencher sur ce problème (la recherche à ce sujet est donc, rassurez-vous, loin d’être enterrée). L’état actuel de nos connaissances à un moment donné, c’est et ce sera toujours tout ce qu’on a pour comprendre le monde.


Et si vous voulez vraiment me faire chier jusqu’au bout avec vos carottes, on peut aussi se demander, comme bien des philosophes, si le phénomène de la conscience existe ou si les animaux (nous compris) n’ont que l’illusion de la conscience. Autrement dit, s’il n’existe pas de sujet indépendant du processus biologique qui génère le phénomène de la conscience, le sujet n’est que ce processus, un processus qui n’est donc expérimenté que par lui-même. Il n’en reste pas moins que cette illusion est bien perçue comme réelle même si elle n’est pas perçue par un sujet autonome. Pour hacker Descartes : l’illusion pense, donc elle est. Ça en revient au même.


Le problème c’est que, pour ramener tout ça à la question éthique et pratique de l’alimentation et des choix qu’on a à faire en 2020, dans l’état actuel de nos connaissances, on a d’un côté des animaux vertébrés dont on est aujourd’hui absolument certain qu’ils ont une expérience subjective du monde, une expérience de la douleur, de la peur et de l’angoisse similaire à la nôtre, ainsi que des animaux invertébrés dont on a de fortes raisons de penser qu’ils expérimentent tout ou partie de ces phénomènes ; et on a d’un autre côté des végétaux et des champignons dont on n’a aucune raison de croire qu’ils expérimentent quoi que ce soit de tout ça. En ce qui me concerne, le choix est facile à faire.



Mais, pour en revenir à Hume, mon choix n’engage que moi. On m’a parfois expliqué que c’est quand même un peu arbitraire de faire comme ça une hiérarchie du vivant puisque, c’est indéniable, les plantes et les champignons sont vivants. La question à se poser est celle de savoir sur quels critères on base son curseur éthique et à quelles fins. Que cherche-t-on vraiment à accomplir ? Si on considère que le phénomène de la vie est en lui-même suffisant pour accorder des droits, mais que le premier devoir de l’être vivant est de survivre, alors d’accord : puisqu’il faut bien manger de toute façon, il serait injuste de sacrifier les uns plutôt que les autres. Si on pousse ce raisonnement jusqu’au bout (c’est toujours intéressant de pousser un raisonnement jusqu’au bout), on peut alors considérer qu’il est acceptable de manger d’autres êtres humains. On peut aussi s’interroger sur la rationalité d’un comportement à la fois omnivore et pro-vie. On tue des animaux pour les manger, ce qui nous oblige à tuer des plantes pour nourrir ces animaux, ce qui nous contraint à tuer les animaux qui s’attaquent aux récoltes (il n’y a pas d'agriculture végane, même en bio : cultiver, c’est tuer). On tue donc trois fois au lieu de deux. En quoi la vie est-elle davantage respectée ? Je ne sais pas.


Mais passons. Mon curseur ne se situe tout simplement pas sur le plan du phénomène de la vie, parce que je ne vois pas de raisons valides de le situer là. Mon curseur se situe au niveau de la capacité d’un être vivant à expérimenter la souffrance, qu’elle soit physique ou psychologique. C’est cela qui, pour moi, crée des droits. Mon objectif est de m’efforcer d’éviter, comme je peux et à mon humble niveau, de générer de la douleur et de la souffrance chez d’autres êtres capables de les ressentir.


Ça vaut aussi à titre personnel : ma préoccupation n’est pas d’être vivant ou mort, mais de souffrir le moins possible dans le cadre du phénomène de la conscience que j’éprouve. Ainsi, continuer de vivre en état de mort cérébrale ne m’intéresse pas davantage que ça ne me rebute. Débranchez-moi si ça vous chante, ou non, je m’en moque. C’est également pour cette raison que je ne suis pas opposé à l’avortement. Dans l’état actuel de nos connaissances, un fœtus de moins de trois mois n’a pas développé les organes nécessaires au phénomène de la conscience et à une perception de la douleur. (Merci de ne pas transformer cet article en débat sur l’euthanasie ou l’avortement en commentaires, c’était juste pour illustrer le propos mais ce n’est pas le sujet.)


Mon curseur n’engage que moi et je n’ai pas la prétention de l’imposer au reste du monde. Je n’ai pas d’argument scientifique à opposer à quelqu’un qui considère que la vie est sacrée, pas plus qu’à quelqu’un qui m’explique être indifférent à la souffrance des animaux (ou à celle de qui que ce soit, d’ailleurs). Les tenants de telles convictions n’ont pas non plus d'argument scientifique à m’opposer. Match nul sur la plan de la connaissance. Je ne peux pas exiger des gens que leur curseur éthique se situe au même niveau que le mien. Nous pouvons en discuter, et peut-être que leurs arguments éthiques finiront par me convaincre, ou l’inverse, mais je ne peux pas prétendre que « ce qui est » implique « ce qu’il faut vouloir ». Je suis également conscient, comme expliqué plus haut, du fait que cultiver des plantes implique nécessairement d’empoisonner des animaux, que mon mode de vie industrialisé et que les ressources superflues que je choisis de garder pour moi provoquent indirectement la souffrance et la mort de tas d’êtres vivants, y compris d’êtres humains, à travers le monde. Je ne suis même pas végane, juste végétarien à tendance végane, ce qui va à l’encontre de mon propre curseur éthique. Je n’ai de leçon de morale à donner à personne. Je m’efforce juste de causer un petit peu moins de souffrances sur terre à l’aide d’une méthode qui, pour moi, a un coût très réduit, à savoir ne pas manger de viande.


Cet article ne concernait que « ce qui est », en tout cas ce que l’état actuel de nos connaissances nous permet d’établir comme tel. Donc chacun mangera ce qu’il veut, mais l’histoire des carottes qui souffrent, on va jeter ça une fois pour toutes à la benne des arguments moisis. Merci.

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